Et Balsamo sortant, par la pensée, de la rue Saint-Claude, entraîna la pensée de Lorenza avec lui.
– Où sommes-nous? demanda-t-il à Lorenza.
– Nous sommes sur une montagne, répondit la jeune femme.
– Oui, c’est cela, dit Balsamo en tressaillant de joie; mais que vois-tu?
– Devant moi? à gauche, ou à droite?
– Devant toi.
– Je vois une vaste vallée avec une forêt d’un côté, une ville de l’autre, et une rivière qui les sépare et va se perdre à l’horizon, en longeant la muraille d’un grand château.
– C’est cela, Lorenza. Cette forêt, c’est celle du Vésinet; cette ville, c’est Saint-Germain; ce château, c’est le château de Maisons. Entrons, entrons dans le pavillon qui est derrière nous.
– Entrons.
– Que vois-tu?
– Ah! d’abord, dans l’antichambre, un petit nègre bizarrement vêtu et mangeant des dragées.
– Zamore, c’est cela. Entrons, entrons.
– Un salon vide, avec un splendide ameublement; des dessus de porte représentant des déesses et des Amours.
– Le salon est vide?
– Oui.
– Entrons, entrons toujours.
– Ah! nous sommes dans un adorable boudoir de satin bleu, broché de fleurs aux couleurs naturelles.
– Est-il vide aussi?
– Non, une femme est couchée sur un sofa.
– Quelle est cette femme?
– Attends.
– Ne te semble-t-il pas l’avoir déjà vue?
– Oui, ici; c’est madame la comtesse du Barry.
– C’est cela, Lorenza, c’est cela; tu me rendras fou. Que fait cette femme?
– Elle pense à toi, Balsamo.
– À moi?
– Oui.
– Tu peux donc lire dans sa pensée?
– Oui; car, je le répète, elle pense à toi.
– Et à quel propos?
– Tu lui as fait une promesse.
– Oui; laquelle?
– Tu lui as promis cette eau de beauté que Vénus, pour se venger de Sapho, avait donnée à Phaon.
– C’est cela, c’est bien cela. Et que fait-elle tout en pensant?
– Elle prend une décision.
– Laquelle?
– Attends; elle étend sa main vers sa sonnette; elle sonne; une autre jeune femme entre.
– Brune? blonde?
– Brune.
– Grande? petite?
– Petite.
– C’est sa sœur. Écoute ce qu’elle va dire.
– Elle veut qu’on mette les chevaux à la voiture.
– Pour aller où?
– Pour venir ici.
– Tu en es sûre?
– Elle en donne l’ordre. Tiens, on obéit; je vois les chevaux, le carrosse; dans deux heures, elle sera ici.
Balsamo tomba à genoux.
– Oh! s’écria-t-il, si dans deux heures elle est effectivement ici, je n’aurai plus rien à vous demander, mon Dieu, que d’avoir pitié de mon bonheur.
– Pauvre ami, dit-elle, tu craignais donc?
– Oui, oui.
– Et que pouvais-tu craindre? L’amour, qui complète l’existence physique, agrandit aussi l’existence morale. L’amour, comme toute passion généreuse, rapproche de Dieu, et de Dieu vient toute lumière.
– Lorenza, Lorenza, tu me rendras fou de joie.
Et Balsamo laissa tomber sa tête sur les genoux de la jeune femme.
Balsamo attendait une nouvelle preuve pour être complètement heureux.
Cette preuve, c’était l’arrivée de madame du Barry.
Ces deux heures d’attente furent courtes; la mesure du temps avait complètement disparu pour Balsamo.
Tout à coup la jeune femme tressaillit; elle tenait la main de Balsamo.
– Tu doutes, encore, dit-elle, et tu voudrais savoir où elle est à ce moment?
– Oui, dit Balsamo, c’est vrai.
– Eh bien, elle suit le boulevard à grande course de chevaux, elle approche, elle entre dans la rue Saint-Claude, elle s’arrête devant la porte, elle frappe.
La chambre où tous deux étaient enfermés était si retirée, si sourde, que le bruit du marteau de cuivre n’arriva point jusqu’à la porte.
Mais Balsamo, dressé sur un genou, ne demeura pas moins écoutant.
Deux coups frappés par Fritz le firent bondir; deux coups, on se le rappelle, étaient le signal d’une visite importante.
– Oh! dit-il, c’est donc vrai!
– Va t’en assurer, Balsamo; mais reviens vite.
Balsamo s’élança vers la cheminée.
– Laisse-moi te reconduire, dit Lorenza, jusqu’à la porte de l’escalier.
– Viens.
Tous deux repassèrent dans la chambre aux fourrures.
– Tu ne quitteras pas cette chambre? demanda Balsamo.
– Non, puisque je t’attends. Oh! sois tranquille, cette Lorenza qui t’aime n’est pas, tu le sais bien, la Lorenza que tu crains. D’ailleurs…
Elle s’arrêta en souriant.
– Quoi? demanda Balsamo.
– Ne vois-tu donc pas dans mon âme comme je vois dans la tienne?
– Hélas! non.
– D’ailleurs, ordonne-moi de dormir jusqu’à ton retour; ordonne-moi de rester immobile sur ce sofa, et je dormirai, et je resterai immobile.
– Eh bien, soit, ma Lorenza chérie, dors et attends-moi.
Lorenza, luttant déjà contre le sommeil, colla dans un dernier baiser ses lèvres contre les lèvres de Balsamo, et s’en alla chancelante tomber à demi renversée sur le sofa, en murmurant:
– À bientôt, mon Balsamo, à bientôt, n’est-ce pas?
Balsamo la salua de la main; Lorenza dormait déjà.
Mais si belle, si pure avec ses longs cheveux dénoués, sa bouche entrouverte, la rougeur fébrile de ses joues et ses yeux noyés – mais si loin de ressembler à une femme, que Balsamo revint près d’elle, lui prit la main, baisa ses bras et son cou, mais n’osa baiser ses lèvres.
Deux autres coups retentirent; la dame s’impatientait, ou Fritz craignait que son maître n’eût pas entendu.
Balsamo s’élança vers la porte.