Il s'agissait d'éviter Péronne et le comté de Vermandois que tenaient les gens de Charles VII. Le jeune capitaine ne souhaitait pas voir tomber dans leurs mains un otage aussi précieux que Catherine...
Quoi qu'elle en eût dit, la compagnie d'Ermengarde n'était pas des plus distrayantes. À peine installée dans les coussins auprès de son amie, la comtesse, fidèle à ses habitudes, s'était profondément endormie et sa conversation, tout au long de l'étape, se borna à de vigoureux ronflements.
Par contre, aux relais, dans les auberges ou les couvents où l'on s'arrêtait, elle retrouvait toute sa vitalité et son formidable appétit.
Livrée ainsi à elle-même, Catherine eut tout le temps de réfléchir aux récents événements. Elle n'avait pas revu Garin. Chaque jour, il avait fait prendre de ses nouvelles, soit par un serviteur, soit, une ou deux fois seulement, par Nicolas Rolin. Mais l'orgueilleux chancelier n'aimait guère ce genre d'ambassade qui le mettait en contact forcé avec Ermengarde, toujours aussi peu aimable.
Hormis cette prise de nouvelles quotidienne, Garin n'avait rien fait pour tenter un rapprochement. Catherine avait appris son départ pour Gand et Bruges où il avait à faire, mais il avait quitté la ville la veille du départ de sa femme sans lui faire ses adieux. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance pour la jeune femme qui préférait de beaucoup ne pas se retrouver trop tôt en face de son époux. Elle avait longuement cherché ce qui avait pu motiver la fureur de Garin et en était arrivée à cette conclusion qu'il craignait le déplaisir du duc lorsqu'il apprendrait la visite de Catherine au tref de Montsalvy.il ne pouvait y avoir d'autre solution. Il était impossible d'invoquer la jalousie dans le cas de Garin.
Le voyage se poursuivit sans histoire. Il y eut, comme à l'aller, la pénible traversée de la Champagne dévastée avec ses villages morts, ses visages faméliques et les troupes de réfugiés qui, avec le peu d'objets ou d'animaux sauvés du désastre, s'acheminaient le long des routes dans l'espoir de se réfugier sur les terres de Bourgogne, à l'abri des ravages. Sur leur chemin, Catherine et Ermengarde firent la charité autant qu'elles le pouvaient, mais, parfois, le capitaine de Roussay dut intervenir pour dégager un peu rudement la litière des hordes affamées qui l'assiégeaient. Le visage si nu, si effrayant de cette misère ravageait le cœur de Catherine.
Un soir comme la petite troupe, après avoir quitté Troyes, approchait des frontières de Bourgogne, et s'apprêtait à s'arrêter pour la nuit, elle rejoignit un groupe étrange. C'était un long cortège d'hommes et de femmes au teint basané qui, de loin, pouvaient ressembler à l'exode d'un village. Mais, en approchant, on s'apercevait que ces gens avaient un aspect insolite. Les femmes avaient toutes un turban de toile dont un pan passait sous le menton, des vêtements de laine bariolée sur une chemise de lin grossier, largement échancrée. Elles portaient de petits enfants bruns, à demi nus, dans des bandes d'étoffe accrochées à leurs épaules, ou d'autres encore dans des !
paniers qui battaient les flancs de leurs mules. Elles avaient des colliers de piécettes, des yeux de braise et des dents éclatantes. Leurs compagnons portaient d'épaisses barbes noires qui leur mangeaient tout le visage, des chapeaux de feutre délavés, des vêtements criards et souvent troués, mais ils avaient la dague et l'épée au côté. Des chevaux, des chiens, des volailles les suivaient et ils parlaient un langage étrange. Tout en marchant, ils chantaient en chœur une bizarre mélopée lente que Catherine eut l'impression immédiate d'avoir déjà entendue... Or, tandis que, relevant d'une main les rideaux de sa litière, elle se penchait pour mieux entendre, elle vit soudain la mule de Sara passer comme une flèche auprès d'elle. Sa cavalière, cheveux au vent, les yeux étincelants, galopait vers les étranges voyageurs en poussant des cris à rompre les oreilles.
— Qu'est-ce qui lui prend ? fit Ermengarde réveillée en sursaut. Elle est folle ? Elle connaît ces gens ?
En effet, parvenue à la hauteur de celui qui semblait le chef, Sara avait retenu sa mule et s'était mise à parler avec volubilité à cet homme, un garçon jeune, sec comme un sarment, mais dont l'allure, sous ses guenilles, était celle d'un roi. Jamais encore Catherine n'avait vu à Sara cette expression de joie. À l'ordinaire, la tzigane riait peu, parlait moins encore.
Elle était active, silencieuse, efficace surtout. Elle n'aimait perdre ni son temps, ni ses paroles. Une première fois, dans la taverne de Jacquot de la Mer, Catherine avait ouvert fugitivement une fenêtre sur l'âme secrète de Sara. Cette fois, en la voyant discourir avec volubilité, le visage éclairé d'un feu intérieur intense, en face de cet homme basané, elle sentit un petit pincement au cœur.
— Peut-être connaît-elle ces gens, répondit-elle à Ermengarde. Mais je croirais plutôt que ce sont là ses frères de sang et qu'elle les a reconnus.