La rue était extraordinairement étroite et, souvent, des incendies, allumés par les feux de forges trop proches, s'y déclaraient. Aussi chaque maison avait-elle, au seuil, un grand seau, un soilloz de cuir qui servait à charrier l'eau en cas de besoin. Catherine savait cela mais troublée ne s'en méfia pas. Elle buta dans un de ces seaux, tomba lourdement et jura le plus naturellement du monde. Ce n'était pas son habitude mais elle y trouva un réel soulagement.
A l'endroit où la ruelle rejoignait le Bourg, la grand-rue commerçante de la ville, elle s'élargissait pour former une placette, assez grande, toutefois, pour qu'un pilori y tînt à l'aise. Il était vide pour le moment mais ce n'était pas une vue agréable. Détournant les yeux, Catherine voulut poursuivre son chemin quand elle se sentit retenue par le pan de sa cape et poussa un cri. Une ombre cahotante sortit d'une encoignure, hoqueta puis se mit à rire tandis que des mains rudes s'emparaient de sa taille sous la cape qui tomba.
Paralysée par la peur, la jeune fille eut cependant un réflexe de défense. Sa taille souple se tordit entre les mains, peut-être maladroites, qui la tenaient et elle glissa comme une anguille. Sans plus se préoccuper de sa cape, elle se mit à fuir droit devant elle, s'efforçant malgré tout de dominer sa terreur pour ne pas se perdre. Il fallait qu'elle atteignit la taverne du roi des Truands.
Mais elle ne pouvait ignorer qu'on la poursuivait. Sur ses talons, elle entendait le claquement sourd et mat de pieds nus et le halètement de l'homme lancé sur sa piste. La nuit devenait plus sombre, plus noir le labyrinthe des ruelles étroites à travers lesquelles elle traçait son chemin. Des puanteurs d'eaux sales, de détritus et de viandes pourries la prenaient à la gorge et un instant elle crut défaillir. Nul ne songeait à enlever les ordures autrement que périodiquement, quand il y en avait trop. On jetait alors à l'Ouche et au Suzon ce dont les porcs et les chiens errants n'avaient pas voulu...
Dans le renfoncement d'une porte, un tas de haillons bougea et Catherine terrifiée vit une autre ombre se jeter à sa suite avec un rire idiot. Une horreur sans nom se saisit d'elle. S'efforçant de précipiter sa course, elle s'interdit de se retourner. Mais courant ainsi en aveugle, elle ne prenait pas garde où posaient ses pieds. Elle buta contre un tas d'ordures d'où s'élevait une puissante odeur de poisson pourri, jeta ses mains en avant pour trouver un appui, sentit les pierres gluantes d'un mur et s'y colla, défaillante,
à bout de souffle, fermant les yeux... Ses poursuivants étaient sur elle...
Elle sentit les mains de tout à l'heure s'emparer à nouveau de sa taille, la manier sans douceur tandis qu'une odeur fétide montait à ses narines. L'homme était très grand car il cachait le ciel.
— Alors, chuchota-t-il d'une voix enrouée, on est bien pressée ?
Où court-on si vite, un rendez-vous ?
Du moment où l'homme parla, il perdit son côté terrifiant de fantôme et cela ranima un peu Catherine.
— Oui, balbutia-t-elle faiblement... C'est cela !... un rendez-vous.
— Ça peut attendre. Moi pas... Tu sens la jeunesse, la propreté...
Tu dois être tout plein mignonne. Hum !... Tu as la peau douce !
Malade de dégoût jusqu'à la nausée, Catherine, impuissante sentit les mains de l'inconnu parcourir rapidement son buste, s'arrêter sur son cou et sa gorge, là où se terminait la gorgerette plissée, s'y attarder. L'haleine de l'homme était une infection, elle sentait le mauvais vin ranci, la pourriture et la peau de ses mains semblait durcie, brûlée. Ces deux mains, justement, s'étaient arrêtées au décolleté de la robe, s'y agrippaient, allaient tirer quand une voix grimaçante qui semblait venir de terre ricana :
— Eh, doucement, compère !... Moi aussi je l'ai vue !... Part à deux
!...
Le colosse qui tenait Catherine relâcha son étreinte, surpris, et se retourna. Le tas de haillons que la jeune fille avait vu s'ébranler se dressait derrière lui, ombre courte, tassée et comme dentelée dans ses vêtements en loques. Un grognement dangereux lui échappa.
Catherine sentit se tendre les muscles de son agresseur. Il allait frapper mais l'autre reprit :
Allons, Dimanche-l'Assommeur, ne fais pas le méchant !... Tu sais très bien que tu aurais des ennuis avec Jacquot de la Mer si tu faisais des bosses à son meilleur copain. Partageons la fille... Je te garantis qu'elle est gironde comme y en a pas. Tu sais que je vois la nuit, comme les chats, moi...
Le truand grogna à nouveau mais ne protesta pas. Il serra seulement plus fort sa proie contre lui en disant :
— Ah !... c'est toi, Jehan des Écus !... Passe ton chemin, les filles, c'est pas pour toi !...
Mais le tas de haillons ne paraissait pas désirer se laisser convaincre. Son rire s'éleva à nouveau, grinçant, sinistre, évoquant irrésistiblement pour la jeune fille épouvantée la chaîne rouillée d'un gibet.