Il y avait longtemps qu'elle n'avait éprouvé pareil sentiment de sécurité. Dans cette grande chambre au plafond bas, éclairée seulement par les flammes de la cheminée, assise auprès de cette femme solide et sûre, elle vivait là une halte nécessaire, un précieux moment de confiance qui allait lui permettre, en se racontant, de faire le point de son propre cœur. Au-delà des murs, il y avait la ville agitée, la foule des hommes qui, demain, regarderaient deux de leurs semblables s'entr'égorger. Confusément, Catherine sentait qu'ensuite le temps du repos serait révolu, que la route ouverte devant elle serait difficile, qu'elle s'écorche- rait les genoux et les mains aux pierres cruelles d'une voie douloureuse dont elle ne voyait encore que le premier méandre. Quel était donc ce vers qu'un jour Abou-al-Khayr lui avait murmuré ? « Le chemin de l'amour est pavé de chair et de sang. » Mais elle était prête à laisser sa chair lambeau par lambeau, son sang goutte à goutte aux épines du chemin, pour vivre son amour, ne fût-ce qu'une heure, parce qu'en cette heure unique elle saurait enfermer tout le souffle de sa vie et tout ce qu'elle avait d'amour à donner. Une remarque d'Ermengarde la ramena brutalement sur terre.
— Et si demain le bâtard de Vendôme le tue ?
Une écœurante vague de peur monta des entrailles
de Catherine, emplit sa bouche d'amertume, déborda de son regard affolé. La pensée qu'Arnaud pouvait mourir ne l'avait même pas effleuré. Il y avait en lui quelque chose d'indestructible. Il était la vie même et son corps paraissait fait d'une matière aussi solide que l'acier de son armure. Catherine rejetait de toutes ses forces l'image d'un Arnaud couché dans le sable de l'arène sous son armure défoncée que le sang doublait d'écarlate. Il ne pouvait pas mourir. La mort ne pouvait pas le prendre puisqu'il lui appartenait, à elle, Catherine !...
Mais les mots d'Ermengarde traçaient dans la muraille de sa certitude une mince lézarde par laquelle s'infiltrait l'angoisse. D'un bond, elle fut debout, d'un geste elle atteignit sa cape, s'en enveloppa.
— Où allez-vous ? s'étonna Ermengarde.
— Je vais le voir !... Il faut que je lui parle, que je lui dise...
— Quoi?
— Je ne sais pas ! Que je l'aime ! Je ne peux pas le laisser mourir au combat sans qu'il sache ce qu'il est pour moi...
A demi folle, elle se précipitait vers la porte. Ermengarde l'attrapa au vol par un pan de son long manteau, l'empoigna aux épaules et l'obligea à s'asseoir sur un coffre.
Etes-vous folle ? Les gens du roi ont dressé leur camp hors de la ville, près des lices, et le bâtard de Vendôme a élevé son tref de l'autre côté.
Les gardes du duc Philippe entourent camps et lices, de concert pour une fois avec les Écossais du roi de France que commande Buchan1.
Non, seulement vous ne pourrez pas franchir les portes de la ville, à moins de vous faire descendre par une corde le long des murailles, mais encore il vous sera impossible d'atteindre le camp. Et, en admettant même que vous le puissiez, je vous empêcherais, moi, d'y aller.
— Et pourquoi donc ? s'écria Catherine prête à pleurer.
Les doigts vigoureux d'Ermengarde meurtrissaient ses clavicules.
Pourtant elle ne parvenait pas à lui en vouloir parce que, sous la rudesse de la Bourguignonne, elle sentait une tendresse bourrue. Sa large face rouge revêtit soudain une extraordinaire expression de majesté.
— Parce qu'un homme qui va se battre n'a aucun besoin que les baisers, les larmes d'une femme viennent amollir son courage, détremper sa résolution. Arnaud de Montsalvy vous croit la maîtresse du duc Philippe. Il ne s'en battra qu'avec plus de rage et plus d'ardeur.
Il sera bien temps, s'il s'en sort vivant, de le détromper et de le tenter avec les douceurs de l'amour.
Mais Catherine, d'une secousse sauvage, s'arracha des mains de son amie.
— Et s'il meurt ? Et si demain on me le tue...
— Alors, hurla Ermengarde, il vous restera à vous comporter en femme de cœur, à montrer que, née bourgeoise, vous méritez réellement votre rang ! Vous aurez le choix entre la mort à vous-même donnée, si vous ne craignez point Dieu, et le moutier où s'ensevelissent vivantes celles dont les blessures d'amour ne se peuvent guérir. Tout ce que vous pouvez faire pour l'homme que vous aimez, Catherine de Brazey, c'est vous agenouiller ici, auprès de moi, et prier, prier
1. John Stuart, comte de Buchan, connétable de France. On ignore trop généralement que, durant la guerre de Cent Ans, l'Ecosse combattit aux côtés de la France.
et encore prier ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge, peut-être, protégeront ses armes et vous le rendront vivant...