Une bande de filles folles et d'étudiants qui arrivaient en courant pour suivre, eux aussi, la marche au supplice les rejoignit et Landry se tut par prudence. Précaution inutile : filles et escholiers étaient superbement ivres après avoir mis à sac un cabaret, ils ne songeaient qu'à chanter à tue-tête en zigzagant d'un mur à l'autre de la rue.
— Le mieux serait, chuchota Catherine, de l'installer chez nous, dans la réserve qui est sous la maison et qui a une petite fenêtre sur la rivière. Bien sûr, il ne pourrait pas y rester longtemps mais...
Landry se chargea de continuer. L'idée de Catherine avait été un trait de lumière pour lui et la suite de l'opération se présentait tout naturellement à son esprit.
— ... Mais cette nuit je volerai une barque et je viendrai m'installer sous ta maison. A l'aide d'une corde le prisonnier descendra dans le bateau et il n'aura plus qu'à remonter le fleuve jusqu'à Corbeil, où campe le comte Bernard d'Armagnac, après m'avoir laissé sur une grève. Évidemment, il faudra qu'il passe les chaînes tendues entre la Tournelle et l'île Louviaux mais il n'y a pas de lune en ce moment. Et puis... c'est vraiment tout ce que nous pouvons faire et à la grâce de Dieu ! Si déjà on peut l'amener jusque-là, ce sera un beau résultat....
Pour toute réponse, la jeune fille serra silencieusement la main de son ami, envahie d'un espoir tout neuf qui la faisait trembler d'excitation. La nuit venait très vite mais des torches s'allumaient un peu partout, dansant sur les encorbellements des maisons, les enseignes peintes et dorées, les petites vitres enchâssées de plomb et les visages rouges des passants. Le tintamarre devenait assourdissant et n'était guère propice aux derniers moments d'un homme marchant à la mort. Soudain Landry qui venait d'apercevoir ce qu'il cherchait eut un large sourire de satisfaction.
— En voilà un, fit-il. J'espérais bien qu'avec tout ce charivari ils seraient encore dehors...
Ce qui motivait tant de contentement n'était autre qu'un bon gros cochon qui venait d'apparaître au coin de la rue des Prêcheurs, poursuivant activement un trognon de chou. C'était l'un de ceux du couvent Saint-Antoine. Durant toute la journée, ces respectables bêtes, parcouraient, deux par deux, les rues de Paris sous la garde d'un frère, pour dévorer les ordures et les détritus de toute sorte. En fait, ils étaient les seuls agents de la voirie parisienne.
Comme tous ses confrères de l'hospice Saint- Antoine, le nouveau venu portait au cou le Tau d'émail bleu, emblème du saint. Pour déguster son trognon de chou, il s'était arrêté aux pieds d'une grande sculpture de bois appliquée contre une maison d'angle et qui représentait l'arbre de Jessé. Landry lâcha la main de Catherine.
— L'autre cochon ne doit pas être loin. Continue sans moi, je te retrouverai à la hauteur du couvent des Filles-Dieu. On y arrête toujours les condamnés qui vont à Montfaucon pour leur donner un peu de réconfort. Les nonnes leur offrent un verre de vin, trois morceaux de pain et un crucifix à baiser, celui qui est près du porche de l'église. Il y a toujours un peu de relâchement dans la garde à ce moment-là. Je vais essayer d'en profiter. Tiens-toi prête à filer à cet instant précis !...
Tout en parlant, il gardait un œil sur le cochon. Celui-ci, son repas terminé, était rentré dans la rue des Prêcheurs où son compagnon et le frère gardien devaient se trouver. Catherine vit Landry se jeter sur les traces de l'animal et tous deux disparurent bientôt dans l'ombre de la rue. Elle se remit alors en marche. Mais cette fois elle sentait sa fatigue, peut- être parce qu'elle était momentanément privée de Landry et de sa force rassurante. Ses pieds étaient douloureux, les muscles de ses jambes tiraient, durcis par l'effort. Mais la flamme d'une torche fit soudain briller, au loin, les cheveux blonds de Michel et Catherine sentit brusquement le courage lui revenir. Elle se força même à marcher plus vite, se coula dans les derniers rangs de la foule et, forte d'une soudaine détermination, s'infiltra peu à peu dans ses profondeurs.
Ce n'était ni facile ni agréable, car tous ces gens surexcités se bousculaient à qui mieux mieux et défendaient leur place vigoureusement. Mais l'adolescente était poussée en avant par quelque chose de plus fort que la peur des coups. Elle réussit à prendre la suite immédiate des archers d'escorte. A quelques mètres, maintenant, entre les corsets de fer de deux hommes d'armes, elle pouvait voir la haute silhouette du prisonnier. Il marchait lentement, calmement, l'échiné raidie, la tête droite, si fier dans son allure que Catherine l'admira éperdument. Tout en marchant, elle marmottait à toute vitesse toutes les prières dont elle pouvait se souvenir, déplorant de n'avoir point l'érudition religieuse de Loyse qui avait des oraisons pour les moindres circonstances et pour tous les saints du Paradis.