L’histoire des Bohémiens est encore un problème. On sait à la vérité que leurs premières bandes, fort peu nombreuses, se montrèrent dans l’est de l’Europe, vers le commencement du quinzième siècle; mais on ne peut dire ni d’où ils viennent, ni pourquoi ils sont venus en Europe, et, ce qui est plus extraordinaire, on ignore comment ils se sont multipliés en peu de temps d’une façon si prodigieuse dans plusieurs contrées fort éloignées les une des autres. Les Bohémiens eux-mêmes n’ont conservé aucune tradition sur leur origine, et si la plupart d’entre eux parlent de l’Égypte comme de leur patrie primitive, c’est qu’ils ont adopté une fable très anciennement répandue sur leur compte.
La plupart des orientalistes qui ont étudié la langue des Bohémiens, croient qu’ils sont originaires de l’Inde. En effet, il paraît qu’un grand nombre de racines et beaucoup de formes grammaticales du rommani se retrouvent dans des idiomes dérivés du sanscrit. On conçoit que dans leurs longues pérégrinations, les Bohémiens ont adopté beaucoup de mots étrangers. Dans tous les dialectes du rommani, on retrouve quantité de mots grecs. Par example: cocal, os de ; petalli, fer de cheval, de ; cafi, clou, de , etc. Aujourd’hui les Bohémiens ont presque autant de dialectes différents qu’il existe de hordes de leur race séparées les unes des autres. Partout ils parlent la langue du pays qu’ils habitent plus facilement que leur propre idiome, dont ils ne font guère usage que pour pouvoir s’entretenir librement devant des étrangers. Si l’on compare le dialecte des Bohémiens de l’Allemagne avec celui des Espagnols, sans communication avec les premiers depuis des siècles, on reconnaît une très grande quantité de mots communs; mais la langue originale, partout, quoiqu’à différents degrés, s’est notablement altérée par le contact des langues plus cultivées, dont ces nomades ont été contraints de faire usage. L’allemand, d’un côté, l’espagnol, de l’autre, ont tellement modifié le fond du rommani, qu’il serait impossible à un Bohémien de la Forêt-Noire de converser avec un de ses frères andalous, bien qu’il leur suffît d’échanger quelques phrases pour reconnaître qu’ils parlent tous les deux un dialecte dérivé du même idiôme. Quelques mots d’un usage très fréquent sont communs, je crois, à tous les dialectes; ainsi, dans tous les vocabulaires que j’ai pu voir: pani veut dire de l’eau, manro, du pain, mâs, de la viande, lon, du sel.
Les noms de nombre sont partout à peu près les mêmes. Le dialecte allemand me semble beaucoup plus pur que le dialecte espagnol; car il a conservé nombre de formes grammaticales primitives, tandis que les Gitanos ont adopté celles du Castillan. Pourtant quelques mots font exception pour attester l’ancienne communauté de langage. — Les prétérits du dialecte allemand se forment en ajoutant ium à l’impératif qui est toujours la racine du verbe. Les verbes dans le rommani espagnol, se conjuguent tous sur le modèle des verbes castillans de la première conjugaison. De l’infinitif jamar, manger, on devrait régulièrement faire jamé, j’ai mangé, de lillar, prendre, on devrait faire lillé, j’ai pris. Cependant quelques vieux Bohémiens disent par exception: jayon, lillon. Je ne connais pas d’autres verbes qui aient conservé cette forme antique.
Pendant que je fais ainsi étalage de mes minces connaissances dans la langue rommani, je dois noter quelques mots d’argots français que nos voleurs ont empruntés aux Bohémiens. Les Mystères de Paris ont appris à la bonne compagnie que chourin, voulait dire couteau. C’est du rommani pur; tchouri est un de ces mots communs à tous les dialectes. M. Vidocq appelle un cheval grès, c’est encore un mot bohémien gras, gre, graste, gris. Ajoutez encore le mot romamichel qui dans l’argot parisien désigne les Bohémiens. C’est la corruption de rommané tchave gars Bohémiens. Mais une étymologie dont je suis fier, c’est celle de frimousse, mine, visage, mot que tous les écoliers emploient ou employaient de mon temps. Observez d’abord que Oudin dans son curieux dictionnaire, écrivait en 1640, firlimouse. Or, firla, fila en rommani veut dire visage, mui a la même signification, c’est exactement os des Latins. La combinaison firlamui a été sur-le-champ comprise par un Bohémien puriste, et je la crois conforme au génie de sa langue.
En voilà bien assez pour donner aux lecteurs de Carmen, une idée avantageuse de mes études sur le Rommani. Je terminerai par ce proverbe qui vient à propos: En retudi panda nasti abela macha. En close bouche, n’entre point mouche.