En somme, la France et l’Allemagne tiennent peu de place dans son amour. Il n’est que Russe. Il n’aime et ne protège que l’art russe, la musique russe, la littérature russe, l’archéologie russe. Il a fondé à Moscou un grand musée national. Pour les mêmes raisons, il est fervent orthodoxe: sa piété est réele et sincère.
En son pays, la plus grande part de son affection est pour le paysan; e’est sur le paysan que tomberont ses plus larges faveurs; c’est au paysan qu’il a pensé, au moment de rendre son premier ukase, le jour même de la mort de son père, en rappelant que pour la première fois les hommes de la campagne, devenus libres, étaient appelés à prêter serment.
Mais si ses bienfaits doivent aller aux paysans, ses rigueurs infailliblement atteindront, du haut en bas de l’échelle, toute la bureaucratie russe, don’t il n’ignore pas la pourriture et les déprédations. Pendant le commandement qu’il exerça, son honnêteté, révoltée, n’a pas pu se contenir devant les exactions dont il fut témoin, même dans sa propre famille. Il semble bien résolu à y mettre fin; ce nettoyage de fonctionnaires véreux est même déjà commencé.
II
On se demande avec une juste inquiétude quelle sera son attitude au dedans comme au dehors.
Pour l’intérieur, on a déjà parlé d’une constitution; des espoirs grandissent, se bercent; on affirme qu’il s’est, de tout temps, assigné, réservé ce rôle de devenir souverain selon les idées européennes. Pour l’extérieur, on suppose qu’il s’éloignera de plus en plus de l’Allemagne et qu’il reprendra la politique du panslavisme.
Ceux qui attendent du nouveau tzar une constitution parlementaire perdront vite leurs illusions, nous en sommes du moins persuadés. Ses rapports presquer intimes avec le parti ultranational semblent indiquer, au contraire, une certaine défiance à l’égard des constitutionnels. Les idées acceptées en Europe sur les limites d’autorité assignées aux rois sont et resteront longtemps encore étrangères à la Russie. Le pouvoir impérial préférera procéder par grandes réformes octroyées par ukase pour arriver peu à peu à améliorer d’une façon sensible le sort de ses sujets, surtout celui des paysans.
Ces réformes, d’ailleurs, sont toutes prêtes, tout indiquées, et depuis longtemps déjà on les avait mises à l’étude. Alexandre II même avait été sur le point de les appliquer, quand le mouvement nihiliste, s’accentuant, avait arrêté ses projets et ajourné indéfiniment ses intentions libérates.
Voici quelles seraient ces mesures;
1° Diminution considérable dans le payement du rachat des terres par les paysans.
On sait que ce rachat, dans les conditions où il s’opère, est pour les campagnes une ruine inévitable.
2 °Changement radical du système d’impôts;
3° Abolition de la capitation;
4° Facilité d’émigration d’une province dans une autre.
Cette mesure peut donner à l’agriculture en Russie un essor considérable. Certaines provinces, en effet, où les habitants sont nombreux, demeurent improductives à cause de la stérilité du sol. En d’autres contrées, au contraire, la terre est fertile, mais les travailleurs manquent, et les excessives difficultés qui entourent l’émigration menaçaient de faire s’éterniser cet état de choses.
5° Grandes facilités pour les passeports.
Cette mesure rentre dans le même ordre de réformes que la précédente, un paysan ne pouvant se déplacer, aller travailler dans une région voisine sans être astreint à des formalités de passeport compliquées et coûteuses.
6° Fondation de banques rurales.
Cette dernière création est destinée à débarasser le pays d’un fléau rongeur, les petits usuriers, qui mangent le paysan et dévastent les campagnes comme une armée de sauterelles.
L’ensemble de ces réformes amènera infailliblement un soulagement considérable pour le travailleur rural. Elles sent urgentes, absolument urgentes, et il est probable qu’elles s’exécuteront avant la fin de l’année.
Il est probable également que la scrupuleuse probité du nouvel empereur le décidera presque immédiatement à faire aussi dans les finances des réformes considérables. Elles s’étendront même, sans doute, au budget de l’armée; et elles arrêteront les distributions scandaleuses des terres de la Couronne qui avaient lieu au moyen de ventes fictives et de mille autres procédés frauduleux.
Alexandre III s’efforcera, en outre, assurément, de relever la situation du clergé, tout en donnant une plus grande liberté aux vieux croyants, qui sont, on le sait, très nombreux.
Quant à une constitution proprement dite, il serait assez surprenant qu’il l’accordât. Toutes ses concessions à ce point de vue se borneront sans doute à laisser une plus grande latitude à l’administration provinciale; il consentira nommément à faire participer le pays, les zemstvos, dans une certaine mesure, assez restreinte, à l’administration des affaires.