« Je les ai aperçus parfois, poursuivit-il en accélérant le débit. Ou j’ai cru apercevoir des formes qui correspondaient aux descriptions des antiques manuscrits moncles, mais j’ai eu beau supprimer un à un tous les attributs de la civilisation estérienne, technologie, vêtements, habitation, feu, je ne suis pas parvenu à entrer en contact avec eux. J’ai cru alors qu’ils ne faisaient aucune différence entre les Estériens, autrement dit qu’ils tenaient tous les hommes et leurs semblables pour responsables de la restriction puis de la destruction de leur terre, mais je m’aperçois, à la lueur de ce que je viens d’entendre, que j’étais dans l’erreur. Je leur ai prêté des sentiments humains, et ils ne pensent pas comme nous. Peut-être même ne pensent-ils pas du tout, du moins au sens où nous l’entendons, peut-être utilisent-ils une autre forme de communication… »
Il parut soudain reprendre conscience de la présence d’Abzalon et de Lœllo, sidérés par ce flot de paroles insolite dans la bouche d’un homme qui prononçait rarement plus de trois mots d’affilée.
« Rien prouve que c’était un Qval, objecta Abzalon.
— Est-ce que tu n’as pas revu des scènes de ton passé, des épisodes de ta petite enfance que tu avais oubliés ? demanda le Taiseur.
— M’a plutôt semblé que ces images venaient pas de moi. En tout cas, j’les reconnaissais pas.
— Les explorateurs des premier et deuxième siècles de l’ère monclale ont décrit les mêmes sensations. » L’excitation échauffait maintenant le Taiseur dont les mains s’agitaient dans tous les sens comme des serpents exaspérés. « Le contact avec les Qvals les a reconnectés à leur mémoire profonde, une mémoire qui ne contient pas seulement leurs propres souvenirs mais également et surtout les clefs profondes de la nature humaine, ses liens intimes avec l’univers…
— Quand ce… cette chose m’a touché, j’avais juste la trouille, reconnut Abzalon.
— La culture estérienne assimile les Qvals à la peur et à la mort. Dans leur inconscient collectif, les hommes n’ont pas trouvé d’autre façon de justifier leurs actes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les terreurs implantées depuis la naissance remontent à la surface dans ce genre de situation. »
Une expression de méfiance, de haine presque, s’afficha sur la face difforme d’Abzalon.
« Tu causes comme un mentaliste, grogna-t-il.
— Tu ne les portes pas dans ton cœur, n’est-ce pas ?
— J’aime pas ceux qui fouinent dans la tête des autres. »
S’ensuivit un long moment de silence habillé par les gémissements des blessés et les vociférations lointaines qui annonçaient une reprise imminente des hostilités.
« Je ne les aime pas non plus, reprit le Taiseur, mais pour d’autres raisons. Et, si je parle comme un mentaliste, c’est que j’en étais un. J’ai même travaillé pour le compte du gouvernement estérien sur divers programmes d’amélioration du comportement. Et puis j’en ai eu ma claque, j’ai donné ma démission et je me suis rendu dans les montagnes noires afin de réaliser un vieux rêve. Les Qvals me fascinent depuis l’enfance. J’espérais tout apprendre d’eux, vivre en leur compagnie, étudier leur langage, leurs mythes, leurs croyances. Réflexe de mentaliste sans doute. Ils ont sûrement des quantités d’enseignements à nous délivrer. Mais ils ne m’ont pas admis comme l’un des leurs, et je ne sais d’eux pas davantage que ce qu’en ont rapporté les récits des explorateurs du début de l’ère monclale. Tout ça pour vous dire que la rencontre entre un humain et un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.
— Tu m’as jamais dit pourquoi t’avais été condamné, intervint Lœllo.